Guy Chiasson, Professeur
Université du Québec en Outaouais
Avec la collaboration de Victor Nterizembo
guy.chiasson@uqo.ca
Définir la territorialisation n'est pas facile, notamment parce que ce terme prend généralement un sens quelque peu différent selon que sont consultées les recherches provenant de France ou celles provenant du contexte anglo-américain. Dans sa définition, Alain Faure (2004) associe la territorialisation au renouvellement de sens que prend le terme territoire. Alors que le territoire a longtemps été l'espace d'exercice de la souveraineté nationale, il devient, à compter des années 1980, de plus en plus lié à la capacité politique des espaces locaux. Dans les mots de Faure :
La première transformation apparaît dans les années 80 et 90 avec la place croissante que prennent, dans les études sur l'action gouvernementale, les analyses consacrées aux conditions de mise en œuvre des politiques publiques à l'échelon local. Le second changement, plus contemporain, est lié à la responsabilisation croissante des collectivités locales. Il se caractérise par l'évolution des langages savant et expert pour qualifier l'action publique autour du terme dérivé de « territorialisation » et de qualificatifs tels que « territorial » ou « territorialisé ». Ces évolutions sont sans doute des symptômes de la crise du modèle français d'administration, en ce sens qu'elles révèlent sur le plan théorique des enjeux politiques inédits de « territorialité » liés au processus général de décentralisation dans tous les systèmes politiques nationaux.
Comme en témoigne cette citation, la question de la territorialisation est fortement liée à l'étude des politiques publiques. La territorialisation, dans cette façon de voir, suppose que le territoire (ou la différence territoriale) devient une catégorie importante pour cette étude. Le territoire peut devenir important dans la mesure où les instances centrales deviennent sensibles à la spécificité des milieux et permettent la participation des acteurs territoriaux (élus locaux, régionaux, etc.) à la formulation ou à l'implantation des politiques publiques. À cette première modalité de territorialisation que Daniel Béhar (2000) qualifie de politiques territorialisées s'ajoute celle des politiques territoriales, c'est-à-dire les politiques publiques qu'énoncent eux-mêmes les acteurs territoriaux (Faure et Douillet, 2005).
Cependant, en prenant la définition que propose Neil Brenner (1999, p. 43), le lien avec les politiques publiques devient beaucoup moins évident :
I understand globalization as a double-edged, dialectical process through which: 1) the movement of commodities, capital, money, people, images, and information through geographical space is continually expanded and accelerated; and 2) relatively fixed and immobile socioterritorial infrastructures are produced, reconfigured, redifferentiated, and transformed to enable such expanded, accelerated movement. Globalization therefore entails a dialectical interplay between the endemic drive towards space-time compression under capitalism (the moment of deterritorialization) and the continual production of relatively fixed, provisionally stabilized configurations of territorial organization on multiple geographical scales (the moment of reterritorialization).
La contribution de Brenner situe la (re)territorialisation par rapport à l'évolution du capitalisme global. La phase actuelle du capitalisme suppose, certes, une diminution des formes territoriales de régulation (l'État de type keynésien) au profit d'une plus grande fluidité des échanges globaux. Cependant, le déploiement du capitalisme global nécessite, paradoxalement, la création de nouvelles régulations territoriales, mais à d'autres échelles (les métropoles, les régions, les réseaux de villes, etc.). La construction de ces nouveaux espaces de régulation est ce que Brenner qualifie de reterritorialisation.
Ces deux acceptions de la territorialisation ne sont pas sans liens dans la mesure où elles s'intéressent aux mêmes réalités et aux mêmes terrains : les institutions qui se construisent à l'échelle des territoires infranationaux. Cependant, l'interprétation qui est proposée de ces réalités va dans des sens différents et mêmes contradictoires.
Dans le cas des travaux français, la territorialisation se construit en réponse à des politiques publiques sectorielles ne laissant aucune ou très peu de marge de manœuvre aux territoires locaux. La territorialisation correspond à une certaine autonomie ou comme le font valoir Faure et Douillet (2005) (voir aussi Faure, 2007) à une communauté d'intérêts de ses membres. Cette autonomie se vérifierait également dans la capacité des territoires de décloisonner l'action publique de façon à favoriser la transversalité. Assurément, pour ces auteurs, cette autonomie est toute relative puisque les territoires ne peuvent jamais devenir pleinement autonome par rapport au poids des logiques sectorielles des politiques publiques nationales (De Maillard et Roché, 2005).
Du côté de la perspective du rescaling, la question de l'autonomie des territoires ne semble pas se poser. Dans son cas, la territorialisation s'oppose à ce que d'autres (Badie, 1995) qualifieraient de réseaux ou de spaces of flows (Castells, 1996). Cependant, la reterritorialisation (ou les nouvelles régulations territoriales) n'est, pour Brenner comme pour d'autres, rien d'autre qu'une réponse très insuffisante aux crises occasionnées par l'extension du capitalisme (Brenner, 2004, p. 260 et suivantes). La construction d'institutions territoriales ne peut être vue comme l'affirmation d'une quelconque autonomie des territoires, mais plutôt comme une exigence du capitalisme globalisé.
Il est un peu caricatural d'associer chacune de ces compréhensions de la territorialisation aux univers francophone et anglophone. Ces univers ne sont pas tout à fait étanches, mais les travaux qui font dialoguer les deux sens de la territorialisation (Faure et autres, 2007) ne sont pas légion. De tels croisements semblent, a priori, tout à fait souhaitables puisqu'ils permettent de nouer un dialogue entre la perspective macrosociale anglo-américaine, à qui un manque de sensibilité aux différences empiriques des territoires (Blatter, 2006) est souvent reproché, et la perspective microsociale française qui se fait taxer d'être trop à cheval sur la spécificité des territoires.
Bibliographie
Badie, B. (1995). La fin des territoires : essai sur le désordre international et l'utilité sociale du respect, Paris, Fayard.
Béhar, D. (2000). « Les nouveaux territoires de l'action publique », dans D. Pagès et N. Pélissier (dir.), Territoires sous influences, Paris, L'Harmattan, p. 83-101.
Blatter, J. (2006). « Geographical Scale and Functional Scope in Metropolitan Governance Reform: Theory and Evidence from Germany », Journal of Urban Affairs, vol. 28, no 2, p. 121-150.
Brenner, N. (2004). New States Spaces: Urban Governance and the Rescaling of Statehood, Oxford, Oxford University Press.
Brenner, N. (1999). « Beyond State-Centrism? Space, Territoriality, and Geographical Scale in Globalization Studies », Theory and Society, vol. 28, no 1, p. 39-78.
Castells, M. (1996). The Rise of the Network Society, Londres, Blackwell.
De Maillard, J. et S. Roché (2005). « La sécurité entre secteurs et territoires », dans A. Faure et A.-C. Douillet, L'action publique et la question territoriale, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, p. 33-51.
Faure, A. (2007). « Politiques publiques et gouvernements urbains : le temps venu de la démocratie différentielle? », Télescope, vol. 13, no 3, p. 11-18.
Faure, A. (2004). « Territoires/Territorialisation », dans L. Boussaguet, S. Jacquot et P. Ravinet (s.d.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Les Presses de Sciences Po, http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/11/32/96/PDF/dicooAF.pdf (page consultée en mai 2010).
Faure, A. et C. Douillet (dir.) (2005). Les politiques publiques à l'épreuve de l'action publique : critique de la territorialisation, Grenoble, Presse universitaire de Grenoble.
Faure, A. et E. Négrier (2007). Les politiques publiques à l'épreuve de l'action locale : critiques de la territorialisation, Paris, L'Harmattan.
Faure, A. et autres (dir.) (2007). Action publique et changements d'échelles : les nouvelles focales du politique, Paris, L'Harmattan.
_________________________
Reproduction
La reproduction totale ou partielle des définitions du Dictionnaire encyclopédique de l'administration publique est autorisée, à condition d'en indiquer la source.
Pour citer
Chiasson, G. avec la collaboration de V. Nterizembo (2012). « Territorialisation », dans L. Côté et J.-F. Savard (dir.), Le Dictionnaire encyclopédique de l'administration publique, [en ligne], www.dictionnaire.enap.ca
Dépôt légal
Bibliothèque et Archives Canada, 2012 | ISBN 978-2-923008-70-7 (En ligne)