Jean-François Savard, Professeur agrégé
École nationale d'administration publique
jean-francois.savard@enap.ca
Avec la collaboration de Rachel Banville
Le fédéralisme se définit comme un ensemble de principes normatifs promouvant un partage de la souveraineté entre les corps politiques constituants et le gouvernement central, au sein d'un même État, afin de maintenir un équilibre entre, d'une part, la protection des groupes minoritaires et leur désir de se gouverner et, d'autre part, l'unité des corps constituants pour assurer la défense d'intérêts communs. La notion de fédération réfère plutôt à un système politique à plusieurs ordres de gouvernement, dont les dimensions institutionnelles répondent aux principes normatifs du fédéralisme.
Les notions de fédéralisme et de fédération peuvent se comprendre selon trois grandes approches théoriques issues de cadres géographiques différents. En Europe, le développement conceptuel s'effectue parallèlement à la construction du nationalisme. Ainsi, Montesquieu (1979), en réaction à la monarchie française du XVIIIe siècle et au pouvoir de l'Église, en vient à considérer le fédéralisme comme le moyen ultime pour l'État d'assurer sa défense, et pour la société de jouir des bienfaits associés à l'existence d'un État de deuxième ordre. Sur l'autre rive de l'Atlantique, le fédéralisme se développe comme une solution pratique dans le but d'unir les colonies britanniques, afin de gagner leur indépendance face à la métropole britannique, de maintenir la cohésion de l'État après l'échec du congrès continental et l'intégrité des États-Unis après la guerre de Sécession. Au Canada, l'intérêt pour le fédéralisme est issu de considérations pratiques liées à la divergence d'intérêts entre Macdonald qui désirait fonder un État unitaire et Cartier qui insistait pour développer une fédération afin de protéger les minorités francophones.
Chacune de ces trois approches a développé sa propre représentation des principes normatifs du fédéralisme et des dimensions institutionnelles de la fédération. Ces représentations sont à la fois différentes et complémentaires et permettent une compréhension globale de ces deux concepts.
L'approche européenne est marquée, tant du point de vue normatif qu'institutionnel, par le désir de protéger les groupes minoritaires. En tant que norme, le principe de diversité y est donc fondamental, puisque, selon De Rougemont (1994), l'acte fédéraliste permet « d'unir les diversités tout en conservant leurs diversités originelles » (De Rougemont, 1994, p. 122). Dans cette optique, le pluralisme constitue également un pas vers la protection des minorités puisqu'il permet « de coordonner les collectivités multiples et d'harmoniser leurs rapports de manière que les inévitables tensions et conflits se résolvent en termes de complémentarité et non d'antagonisme » (Héraud, 1968, p. 99). Mais, la protection des groupes minoritaires ne peut s'opérer que dans une perspective d'autonomie qui constitue alors l'objectif ultime du fédéralisme. Friederich (1971, p. 19) affirme même qu'« il n'y a fédéralisme que si une série de communautés politiques coexistent et interagissent comme des entités autonomes, unies dans un ordre commun possédant son autonomie propre ». Concrètement, ces principes normatifs conduisent à forger la conception européenne d'une fédération. De Tocqueville (1968) voit ainsi dans le partage des compétences, l'outil de résistance contre la tyrannie éventuelle du gouvernement central et le pouvoir des gouvernements locaux à faire respecter les différences qui les caractérisent. La fédération à niveaux multiples est quant à elle bénéfique, puisqu'elle empêche une centralisation trop poussée du pouvoir qui « ne peut embrasser à lui seul tous les détails de la vie d'un grand peuple » (De Tocqueville, 1968, p. 78). En outre, le contrat fédéral conçu comme un « acte volontaire, exprimant le souci de garantir, à la fois, la solidarité de l'ensemble et les libertés de chacun dans leur autonomie » (De Rougemont, 1994, p. 111) protège les principes normatifs évoqués plus haut.
Si dans l'approche européenne, le fédéralisme est garant d'une protection des droits collectifs, celui représenté dans l'approche américaine est plutôt porteur des valeurs libérales issues, entre autres de la pensée de Locke, mais surtout de Hume et Hobbes. Ainsi, la littérature américaine est teintée d'une crainte relativement à un gouvernement dont le pouvoir peut constituer une limitation aux libertés individuelles, et même à la démocratie (Dye, 1990). Devant ce danger, le citoyen trouve protection auprès de l'État fédéral qui garantit ainsi liberté et autonomie. L'influence du libéralisme est également présente dans le principe de compétition cher aux penseurs américains. Selon Dye (1990), ce principe représente la solution quant aux menaces d'atteintes à la liberté qui pèsent sur les citoyens, en entraînant une compétition entre les différents ordres de gouvernement par la division des intérêts. Ces aspects normatifs du fédéralisme prennent leurs formes institutionnelles dans la Constitution qui « préserve le gouvernement populaire (élu démocratiquement) et protège les individus contre les excès d'une majorité injuste » (Dye, 1990, p. 2). L'approche américaine s'attarde également à deux autres dimensions institutionnelles : la séparation des pouvoirs et la structure à deux niveaux. Bien que les avis soient partagés quant à leur application concrète, il semble y avoir consensus sur le fait qu'une structure centralisée, qui aurait pour effet de miner l'autonomie des États, est à éviter. Par ailleurs, la question de la redistribution fiscale occupe une place de plus en plus importante dans la littérature. Selon Anton (1989), l'efficience d'un gouvernement s'évalue selon son rendement économique, ce qui met bien en évidence la place toujours prépondérante de l'idéologie libérale au sein de l'approche américaine
L'approche canadienne se situe entre les approches européenne et américaine. Elle propose la recherche de la protection des groupes minoritaires, mais est davantage préoccupée par des principes garantissant l'autonomie des parties constituantes et la bonne marche de l'État. Cette recherche d'autonomie se reflète par le principe de la non-subordination, c'est-à-dire du droit des provinces à une souveraineté inviolable dans l'exercice de leurs compétences (Burelle, 1995). Le principe de la gestion des conflits entre les minorités est quant à lui garant de la protection des minorités. Sous cet angle, le fédéralisme est conçu comme un mécanisme de liaison entre les communautés visant à garantir leur évolution dans un climat de respect et de confiance. Le principe d'équité vient plutôt raffermir leur droit à la différence (Burelle, 1995). Donc, la bonne marche de l'État s'établit à l'intérieur de la norme de la gestion commune de l'interdépendance qui prêche un partage clair des compétences (Burelle, 1995). Les principes institutionnels, tout en reflétant la conception normative du fédéralisme, l'influencent également.
Selon Burgess (1993), la structuration fédérale ainsi que la gouvernance à niveaux multiples représentent l'institutionnalisation de la diversité à l'intérieur d'un État. La première garantit l'autonomie (Burgess, 1993) et la deuxième permet aux minorités d'être représentées régionalement tout en jouissant d'un supragouvernement veillant aux intérêts du plus grand nombre et transcendant les divisions. Le principe de partage des compétences assure de son côté le juste équilibre entre la concrétisation de ces deux notions, soit l'unité fédérale et la diversité (Watts et Johnson, 2000).
Cette définition offre une représentation uniquement territoriale des concepts de fédéralisme et de fédération. Cependant, un courant voulant étendre leurs portées conceptuelles à des questions non territoriales est présent au sein des trois approches, ce qui remet en question la pertinence même de l'étude des principes et dimensions institutionnelles telle qu'elle a été effectuée. Ainsi, le fédéralisme n'est-il peut-être en fait qu'une conception culturelle, comme le croit Elkins (1995), et n'a donc d'autre forme que celle reflétée à un moment précis dans une culture donnée.
Bibliographie
Anton, T. J. (1989). American Federalism and Public Policy: How the System Works, New York, Random House.
Burelle, A. (1995). Le mal canadien : essai de diagnostic et esquisse d'une thérapie, Montréal, Éditions Fides.
Burgess, M. (1993). « Federalism and Federation: A Reappraisal », dans M. Burgess et A. G. Gagnon (dir.), Comparative Federalism and Federation: Competing Traditions and Future Directions, Toronto, University of Toronto Press, p. 3-14.
De Rougemont, D. (1994). Dictionnaire international du fédéralisme, Bruxelles, Bruylant.
De Rougemont, D. et F. Saint-Ouen (1994). Dictionnaire international du fédéralisme, Bruxelles, Bruylant.
De Tocqueville, A. (1968). De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard.
Dye, T. R. (1990). American Federalism: Competition Among Governments, Lexington, Lexington Books.
Elkins, D. J. (1995). Beyond Sovereignty: Territory and Political Economy in the Twenty-First Century, Toronto, University of Toronto Press.
Friedrich, C. J. (1971). Tendances du fédéralisme en théorie et en pratique, Bruxelles, Institut belge de Science politique.
Héraud, G. (1968). Les principes du fédéralisme et la fédération européenne, contribution à la théorie juridique du fédéralisme, Paris, Presses d'Europe.
Montesquieu (1979). De l'esprit des lois, vol. 1, Paris, Garnier-Flammarion.
Watt, C. et J. Johnson (2000). Forger de nouvelles relations : l'autonomie gouvernementale des Autochtones du Canada, Ottawa, Comité sénatorial permanent des peuples autochtones.
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Reproduction
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Pour citer
Savard, J.-F. avec la collaboration de R. Banville (2012). « Fédéralisme et fédération », dans L. Côté et J.-F. Savard (dir.), Le Dictionnaire encyclopédique de l'administration publique, [en ligne], www.dictionnaire.enap.ca
Dépôt légal
Bibliothèque et Archives Canada, 2012 | ISBN 978-2-923008-70-7 (En ligne)