Gestion des connaissances (Knowledge Management)

Lilly Lemay, Professeure
École nationale d'administration publique
lilly.lemay@enap.ca

Dans le monde des organisations, la gestion des connaissances réfère communément à la conservation, au partage et au développement des connaissances jugées critiques, stratégiques ou importantes[1].

C'est à compter des années 1960, depuis les travaux de Drucker (1967) sur le « travailleur du savoir » (knowledge worker), puis dans les années 1970, avec les travaux de Argyris (1976) et de Argyris et Schön (1978) portant sur l'organisation apprenante et une théorie de l'action réflexive, ou encore avec ceux de Lindblom et Cohen (1979) sur les connaissances dites actionnables, qu'une logique du savoir commence à faire suite à la logique industrielle prédominante.

Dans les années 1970 et celles qui ont suivi, la perspective technologique des systèmes de gestion des données et de l'information prédomine (Alvesson et Kärreman, 2001; Ferrary et Pesqueux, 2006; Zhenzhong et Kuo-Hsun, 2009). En parallèle, se développe dans les années 1990 tout un courant axé sur les relations sociales ou organisées de partage et de développement des connaissances, de tacites à explicites, notamment avec les travaux de Nonaka et Takeuchio (1995), Nonaka et Toyama (2007), Nonaka et von Krogh (2009), Davenport et Prusak (1998) et ceux de Quinn, Anderson et Finkelstein (1996).

Loin d'être une mode, la gestion des connaissances dans le monde organisé (Alvesson et Kärreman, 2001; Zhenzhong et Kuo-Hsun, 2009) est maintenant un enjeu majeur du fonctionnement des organisations et des sociétés (Ferrary et Pesqueux, 2006). Elle est stratégique en regard du développement des organisations et de l'importance actuelle du transfert intergénérationnel des connaissances (Koskinen et Pihlanto, 2006; Lamari, 2010; Lagacé, Boissonneault et Armstrong, 2010; Rinfret et autres, 2010; Piktialis et Greenes, 2007). Dans cette optique, la notion de « capital humain » tire son origine du fait que le travailleur n'a plus à être assimilé à une « main-d'œuvre », mais qu'il constitue un « capital » étant donné son expertise et son savoir (Drucker, 2002).

Deux grands courants caractérisent la littérature portant sur la gestion des connaissances : le premier l'assimile à la gestion de l'information et aux technologies de l'information et de la communication (Rivard et Roy, 2005; Zhenzong et Kuo-Hsun, 2009), tandis que le second l'associe aux relations sociales et à la culture organisationnelle dans une optique d'explicitation, de partage et de transfert de connaissances[2] (Alvesson et Kärreman, 2001, p. 1015).

Dans le premier cas, la gestion des connaissances se traduit par une gestion de bibliothèque virtuelle avec des bases de données, des systèmes de recherche et de communication; elle favorise l'échange d'information. La notion de « mémoire organisationnelle » y trouve ses moyens.

Dans le second cas, elle est basée sur la communauté, de façon à pouvoir capter les savoirs tacites ou implicites par le partage d'idées (Alvesson et Kärreman, 2001; Gloet et Berrell, 2003; Olivier et Brittain, 2001; Wenger, 1996). La notion d'« organisation apprenante » y est liée (Argyris, 2004; Easterby-Smith et Lyles, 2003; Senge, 1991; Sparrow, 1998).

À l'heure actuelle, la notion d'« organisation intelligente » (Bogner et Bansal, 2007) tente une synthèse de ces deux approches en intégrant les moyens technologiques, managériaux et sociaux, comme les communautés de pratique (Gravel, 2010; Wenger, 1996), à l'apprentissage individuel, collectif et organisé pour développer l'organisation. C'est une perspective d'« exploitation-exploration » des connaissances, connaissances connues dans le cas de l'exploitation, et nouvelles et innovantes au chapitre de l'exploration (March, 1994 et 2006).

Dans le même temps, certains chercheurs construisent des modèles de management holistique (Boder, 2006; Diakoulakis et autres, 2004; Lemay, 2009; Nonaka et Toyama, 2007) qui favorisent la gestion des connaissances.

Selon la conception dominante actuelle, la gestion des connaissances consiste à codifier la connaissance – au moyen des bibliothèques virtuelles (NTIC) et des réseaux sociaux (apprentissage organisationnel). Elle est maintenant reconnue comme champ de recherche, mais celui-ci demeure encore en structuration tant sur le plan des paradigmes qu'il abrite que sur les thèmes clés à l'étude (Zhenzhong et Kuo-Hsun, 2009, p. 187).

Dans cette perspective, et comme le mentionnent Alvesson et Kärreman (2001), la gestion actuelle des connaissances se limite principalement à la gestion des personnes et à celle de l'information et ne s'ouvre pas sur une gestion facilitant la création de connaissances (à ce sujet, voir Nonaka et von Krogh, 2009; Drucker, 2002).

Quatre types de défis caractérisent la gestion des connaissances :

  • Technique : dans le design des ressources humaines et des systèmes de gestion de l'information pour rendre l'information accessible et aider les individus à être réflexifs les uns avec les autres (McDermott, 1999, p. 116), les enjeux technologiques en termes de disponibilité, de connaissance et d'usage intégré opérations-apprentissage s'y greffent;
  • Social : pour développer des communautés de pratique (Gravel, 2010; Wenger, 1996) et maintenir la diversité, s'y rattachent les enjeux liés à l'identification et à la définition des connaissances à conserver, à partager et à développer;
  • Managérial : pour créer un environnement qui valorise les connaissances[3], le principal enjeu est alors de développer une capacité de procurer les conditions d'une meilleure productivité en termes de connaissances (Drucker, 2002);
  • Personnel : avec le sens d'une ouverture d'esprit aux idées des autres et au partage des idées, l'enjeu concret consiste alors à favoriser la production des connaissances. Six facteurs sont déterminants (Drucker, 2002) pour cette production par l'individu : (1) faciliter la compréhension de sa tâche en matière de connaissance; (2) favoriser son autonomie, celle qu'on lui laisse et celle qu'il assume; (3) l'inciter à innover; (4) valoriser son apprentissage et un partage continu de sa part; (5) endosser l'idée que le principe de la qualité des prestations prévaut sur leur quantité; (6) le considérer comme un actif et non comme un coût.

Dès 1982, Chris Argyris préconisait une meilleure connaissance de leur mode de raisonnement par les gestionnaires (theory-in-use), le plus souvent implicite, voire tacite, et conduisant, dans plusieurs cas documentés, à des erreurs à répétition. Cette connaissance du mode de raisonnement peut-elle être transposée à l'organisation? On peut supposer qu'elle pourrait amener des changements dans le style managérial et faire en sorte que les organisations aient de la mémoire, qu'elles deviennent des organisations apprenantes, voire intelligentes.

Bibliographie

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[1] La notion de gestion des connaissances est utilisée comme équivalent à celle de management des connaissances. Ce faisant, elle englobe à la fois les aspects opératoires et organisationnels.

[2] Il importe de distinguer les notions donnée, information, compétence et connaissance. La donnée est de nature qualitative ou quantitative, elle n'a de sens que dans son contexte; l'information est une donnée ou un ensemble de données articulées de manière signifiante; la compétence est une « combinaison de connaissances, savoir-faire, expériences et comportements s'exerçant dans un contexte précis »; la connaissance « vise le rapport privilégié qu'entretient un sujet avec une chose ou une personne. Elle se rapporte au contenu […] et présente la double caractéristique de fonder à la fois la compréhension (dimension cognitive) et l'interprétation (dimension herméneutique) par dissociation de l'action » (Ferrary et Pesqueux, 2006, p. 15-27; voir aussi Lamari, 2010).

[3] Pour l'identification de certaines pratiques de gestion des connaissances dans le secteur public, consulter Earl, 2003.

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Reproduction
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Pour citer
Lemay, L. (2012). « Gestion des connaissances », dans L. Côté et J.-F. Savard (dir.), Le Dictionnaire encyclopédique de l'administration publique, [en ligne], www.dictionnaire.enap.ca

Dépôt légal
Bibliothèque et Archives Canada, 2012 | ISBN 978-2-923008-70-7 (En ligne)

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