Décentralisation (Decentralization)

Gérard Divay, Professeur
École nationale d'administration publique

gerard.divay@enap.ca

La décentralisation fait partie d'une nébuleuse de notions liées (discrétion administrative, autonomie, territoire, habilitation…) dont le pouvoir d'évocation et de mobilisation va de pair avec l'imprécision et la polysémie que maints auteurs ont soulignées. Tout essai de définition doit donc moins chercher à borner une interprétation qu'à développer une sensibilité aux contextes linguistiques, institutionnels et sociohistoriques dans lesquels cette notion est utilisée.

Dans son sens le plus générique, la décentralisation est une « dissociation d'éléments réunis en un même centre » (Trésor de la langue française informatisé). Il s'agit donc d'une opération de design organisationnel ou institutionnel qui s'applique à tout ensemble d'éléments polarisés par un centre, qu'il s'agisse d'un organisme particulier, d'une économie ou d'une société. Dans une perspective d'administration publique, la notion de décentralisation est utilisée pour caractériser des tendances dans l'organisation interne de chaque institution publique ou dans la configuration d'ensemble des institutions d'un pays, plus spécifiquement dans les relations entre l'État et les organisations non publiques, ainsi que dans les relations entre les instances centrales de l'État et toutes les autres institutions publiques.

Le recours à la notion de décentralisation, pour analyser et baliser les relations entre l'État et les autres institutions et organisations dans la société, a pris de l'ampleur avec la vogue de la gouvernance comme mode d'appréhension des relations de pouvoir. Dans le cadre d'une gouvernance décentralisée (Cheema et Rondinelli, 2007), la centralité de l'État dans la société se métamorphose et tous les acteurs organisés sont conviés à la délibération, à la prise de décision et à la mise en œuvre des politiques qui concourent au bien commun. Les notions de décentralisation économique ou de privatisation comme forme de décentralisation s'insèrent dans cette perspective d'analyse.

Cependant, la notion de décentralisation reste surtout utilisée pour caractériser la configuration d'ensemble des institutions publiques, en particulier le remodelage des relations entre les instances centrales et les entités périphériques. La centralisation est inhérente à la constitution et au maintien d'un État; la décentralisation viendrait améliorer ses conditions de viabilité dans les temps présents. Mais elle est entendue tantôt de manière large pour désigner un rééquilibrage des pouvoirs entre instances centrales et périphériques, en général au profit de ces dernières, tantôt de manière plus restreinte pour souligner une affirmation accrue du rôle d'une de ces instances périphériques, soit les collectivités locales. Cette dernière tendance a occupé une place centrale dans les débats et les réformes dans de nombreux pays au cours des deux dernières décennies.

Dans sa conception large, la décentralisation profite autant à des entités périphériques constituées selon un découpage fonctionnel des actions de l'État qu'à celles qui ont un mandat de gestion d'un territoire particulier. Dans les deux cas, ces entités ont une personnalité juridique propre. La décentralisation est qualifiée de fonctionnelle et d'administrative dans le premier cas. Dans le second, elle est habituellement présentée comme territoriale et politique, parce que le plus souvent les dirigeants locaux sont choisis selon un processus démocratique. Ce deuxième cas est souvent associé à la dévolution.

Le design des institutions décentralisées est une opération complexe qui doit prendre en considération de nombreuses dimensions tout en n'étant guidée que par des critères très généraux. Les dimensions ont trait aux attributions et aux bases de découpage territorial des institutions locales. Selon Lemieux (2001), quatre groupes d'attributions peuvent être distingués : le statut (le degré de dépendance par rapport au centre), les compétences (les pouvoirs d'intervention spécifiques dans certains domaines d'action publique), le financement (la nature des sources propres de revenu des autorités locales et leur ampleur relative par rapport aux transferts conditionnels ou inconditionnels venant du centre) et l'autorité (le mode de désignation des dirigeants locaux et les instruments dont ils disposent). Le partage des compétences s'avère le plus problématique des quatre groupes et certains auteurs préconisent plutôt une approche par définition de rôles (Cohen et Peterson, 1999). Le découpage territorial peut s'effectuer en fonction d'un grand nombre de paramètres : homogénéité sur certaines caractéristiques socioéconomiques, perceptions d'identité locale, aires fonctionnelles de desserte d'équipement ou de service. Les paramètres mis en jeu dépendent notamment de préférences politiques et de choix institutionnels sur le nombre total de collectivités locales et sur le nombre de paliers de collectivités (en relation hiérarchique ou non).

Le design des institutions locales est guidé par le principe justificateur de subsidiarité et quelques critères généraux mis de l'avant, par exemple dans le courant du fédéralisme fiscal : l'efficience économique, l'équité fiscale, l'imputabilité politique et l'efficacité administrative (Ebel et Yilmaz, 2002). Dans une perspective plus englobante où la décentralisation est resituée dans le contexte des relations de pouvoir, Lemieux (2001) a enrichi et systématisé les quatre grandes attributions en leur associant chacune deux critères : l'imputabilité et la responsabilité pour le statut, l'efficacité et la coordination pour les compétences, l'efficience et l'équité pour le financement et, finalement, la participation et la représentativité pour l'autorité.

Compte tenu du nombre de dimensions à prendre en considération et de la fibre politique du tissu institutionnel, le design des institutions décentralisées ne peut se réduire à l'application de quelques préceptes. Il relève plutôt d'un jugement et d'une construction politique éminemment circonstanciés. Comme le résume Fukuyama (2005, p. 119), « le même degré de pouvoir [discrétionnaire] fonctionnera bien dans telle société, et pas dans telle autre; à l'intérieur d'une seule et même société, il peut être fonctionnel à un moment et inefficace à un autre ». Ce caractère fortement contingent de la décentralisation et la variété des combinaisons possibles entre les dimensions ne rendent pas surprenantes les diverses manifestations de métissage entre décentralisation et déconcentration, qualifiées parfois de « semi-décentralisation » (Eisenmann, cité dans Lajoie, 1968) ou de « déconcentralisation » (Lefebvre, 1996).

Les difficultés de design n'ont nullement empêché une propagation assez généralisée des réformes promouvant la décentralisation dans de très nombreux pays au cours des deux dernières décennies. Plusieurs organismes internationaux, notamment la Banque mondiale et UN-Habitat, les ont encouragés. Un mouvement sociopolitique pour le renforcement des collectivités locales a pris de l'ampleur, illustré entre autres par l'adoption et le rayonnement de la Charte européenne de l'autonomie locale. Les avantages imputés traditionnellement à la décentralisation (adéquation et amélioration des services, contrôle étroit des décideurs, apprentissage de la démocratie) ont été renforcés par l'ajout de nouvelles justifications sur l'utilité de l'auto-organisation locale pour stimuler le développement économique en contexte de globalisation (Greffe, 2005). En contrepartie, la décentralisation comporte des inconvénients et des risques sur divers plans tels que l'équité dans l'accès aux services, la cohérence dans l'aménagement du territoire, le renforcement des élites traditionnelles, la sensibilité à la corruption et la lenteur du développement des capacités locales.

Les analyses comparatives entre plusieurs pays (Saito, 2008; Yatta, 2009) et les bilans globaux les plus récents sur les expériences et l'état de la décentralisation (Boex, 2009; IEG, 2008; Marcou, 2008) tracent un bilan mitigé des effets produits par la décentralisation. Il en ressort aussi que la qualité de la gouvernance multiniveaux et la vitalité de la démocratie locale sont des facteurs importants de viabilité des instances décentralisées.

Bibliographie

Boex, J. (2009). Fiscal Decentralization and Intergovernmental Finance Reform as an International
Development Strateg
y, www.urban.org/uploadedpdf/411919_fiscal_decentralization.pdf (page consultée en mai 2010).

Cheema, S. G. et D. A. Rondinelli (dir.) (2007). Decentralizing Governance: Emerging Concepts and Practices, Cambridge, Brookings Institution Press and Ash Institute for Democratic Governance And Innovation.

Cohen, J. M. et S. B. Peterson (1999). Administrative Decentralization: Strategies for Developing Countries, West Harford, Kumerian Press.

Ebel, R. et S. Yilmaz (2002). Concept of Fiscal Decentralization and Worldwide Overview, www-wds.worldbank.org/external/default/WDSContentServer/WDSP/IB/2004/11/02/000090341_20041102092746/Rendered/PDF/303460Concept0of0Fiscal0Ebel1Yilmaz.pdf (page consultée en juin 2010).

Greffe, X. (2005). La décentralisation, Paris, La Découverte.

Fukuyama, F. (2005). State Building : Gouvernance et ordre du monde au XXIe siècle, Paris, La Table Ronde.

IEG, World Bank (2008). Decentralization in Client Countries: An Evaluation of World Bank Support 1990-2007, http://siteresources.worldbank.org/EXTDECENTR/Resources/Decentr_es.pdf (page consultée en mai 2010).

Lajoie, A. (1968). Les structures administratives régionales : déconcentration et décentralisation au Québec, Montréal, Presses de l'Université de Montréal.

Lefebvre, F. (1996). « La déconcentration et l'administration territoriale de la République », Les Cahiers du CNFPT, no 49, p. 43-51.

Lemieux, V. (2001). Décentralisation, politiques publiques et relations de pouvoir, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal.

Marcou, G. (dir.) (2008). La décentralisation et la démocratie locale dans le monde, www.cities-localgovernments.org/gold/Upload/gold_report/gold_report_fr.pdf (page consultée en mai 2010).

Saito, F. (dir.) (2008). Foundations for Local Governance. Decentralization in Comparative Perspective, Heidelberg, Physica-Verlag.

Trésor de la langue française informatisé (2010). Trésor de la langue française informatisée, http://atilf.atilf.fr/tlf.htm (page consultée en mai 2010).

Yatta, F. P. (2009). La décentralisation fiscale en Afrique : enjeux et perspectives, Paris, Khartala.

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Reproduction
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Pour citer
Divay, G. (2012). « Décentralisation », dans L. Côté et J.-F. Savard (dir.), Le Dictionnaire encyclopédique de l'administration publique, [en ligne], www.dictionnaire.enap.ca

Dépôt légal
Bibliothèque et Archives Canada, 2012 | ISBN 978-2-923008-70-7 (En ligne)

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