Fabiana Machiavelli, Doctorante
École nationale de l'administration publique
fabiana.machiavelli@enap.ca
Avec la collaboration de Nicolas Charest
Lorsqu'il s'agit de définir le concept de modernisation, ce ne sont pas les sources qui manquent et elles sont issues des disciplines les plus variées. Pour sa part, la notion de modernisation de l'État a été portée pendant plusieurs années, notamment à partir des années 1980, par un discours marqué par les principes du nouveau management public. Bien qu'étant un sujet de discussion depuis plusieurs années, cette notion ne fait toujours pas l'unanimité dans sa signification.
Pour être en mesure de définir la modernisation, il est d'abord important de cerner le concept de modernité. Les philosophes des Lumières caractérisaient la modernité par la domination de la raison; cette dernière devenait autorité à la place des dieux ou des ancêtres, ce qui changeait les règles de la vie sociale. La modernité implique donc une nouvelle vision du monde (Raulet, 1998). Dès lors, la compréhension de la modernité se fait par rapport au temps. Aussi, être moderne, c'est assumer une volonté de rupture avec ce qui précède, avec la tradition. La modernisation de l'État suppose, elle aussi, une forme de rupture.
Théorie de la modernisation
La théorie de la modernisation, qui a vu le jour dans les années 1950, prend d'ailleurs racine dans la conception portée par les philosophes des Lumières. Selon cette théorie, le développement est un processus linéaire à travers lequel les sociétés franchissent des étapes similaires pour atteindre la modernité. De fait, chaque étape franchie constitue un progrès, un avancement (Kiely, 2005). En somme, la théorie de la modernisation associe la modernisation à l'industrialisation, conjuguant progrès et productivité. D'ailleurs, son approche technico-instrumentale domine encore nos institutions (Rivera et Jun, 1997).
Modernisation de l'État
Selon Vargas Saboya (2006), moderniser une organisation implique de transformer sa structure et sa forme afin de la rendre semblable à celles considérées comme « modernes » à son époque. Ainsi, pour s'adapter aux évolutions du monde et de la société, l'administration publique serait condamnée à se moderniser (Giauque et Emery, 2008).
Dès les années 1980, la modernisation de l'État est présentée comme une aspiration et un objectif à atteindre (Arjomand, 2004). Dans les années 1990, le mouvement de modernisation s'accélère, notamment sous l'impulsion du nouveau management public, où le nouveau se concrétise surtout par l'emprunt des principes au secteur privé (Giauque et Emery, 2008).
Un des constats pouvant être formulés au regard des innombrables écrits sur la question est que la modernisation de l'État se révèle une notion polysémique qui évolue dans le temps. Plusieurs écrits parlent ainsi de réforme, de modernisation, voire de réinvention, pour faire référence aux mêmes réalités (Pollitt et Bouckaert, 2000). Dans une perspective empirique, on observer plusieurs constantes quant aux principes et aux outils introduits dans les processus de modernisation. Toutefois, il en est autrement dans la mise en œuvre de ces modernisations (Giauque et autres, 2009). Armstrong (1997) soutient qu'il est possible de déceler au moins trois niveaux :
-
l'adaptation et l'affinement de pratiques acceptées;
-
l'adoption de nouveaux instruments ou de nouvelles techniques;
-
la réforme globale ou fondamentale.
L'adaptation des pratiques acceptées (niveau 1) et l'adoption de nouveaux instruments (niveau 2) peuvent se conclure par la mise en place d'une réforme globale (niveau 3). Ainsi, des pays annonçant une modernisation de l'État peuvent faire référence à des stratégies de plus ou moins grande envergure, visant par exemple l'amélioration des processus sans pour autant bouleverser – du moins au départ – la structure traditionnelle de l'administration publique ni les valeurs qui lui sont propres.
Cette section serait incomplète sans l'apport de Pollitt et Bouckaert (2000, p. 8) qui offrent une définition des plus intéressantes de la modernisation de l'État, tout en faisant la démonstration de sa polysémie : « […] Public management reform consists of deliberate changes to the structures and process of public sector organizations with the objective of getting them (in some sense) to run
better. »
Comme le rappellent plus loin Pollitt et Bouckaert, la modernisation de l'État se comprend à la lumière de nombreuses dimensions, dont l'une des plus importantes repose sur le caractère idéologique des idées soutenant la notion de modernisation (2000, p. 18). Cet ensemble d'idées, présenté comme un tout, a fait en sorte que certains auteurs y ont vu l'émergence d'une nouvelle approche et parlent alors du nouveau management public comme d'un nouveau paradigme en administration publique (Gow et Dufour, 2000). Le nouveau management public se caractérise notamment par l'accent mis sur les résultats, le service aux usagers et la diminution des règles. Ces éléments se retrouvent, à des degrés divers, dans les processus de modernisation mis en œuvre dans plusieurs pays, tant développés qu'en développement[1] (Côté et autres, 2006).
Bilan
Le nouveau management public semble être tombé en désuétude au cours des dernières années avec la même rapidité qu'il a atteint son sommet dans les années 1990. Le bilan des processus de modernisation suggère qu'ils n'ont pas été à la hauteur des attentes qu'ils avaient créées. Bien que des auteurs parlent aujourd'hui d'échec, les diagnostics demeurent assez divers. Même si des initiatives de modernisation ont atteint leurs objectifs, toutes n'ont pas été une réussite. Dans certains cas, il devient même difficile de faire référence à la modernisation en des termes positifs (Krawatzek et Kefferpütz, 2010). Dans plusieurs pays, l'adoption de ces nouveaux principes a provoqué « un déclin manifeste de l'éthos de service public » (Giauque et Emery, 2008, p. 89).
Un des problèmes fondamentaux, selon Trosa (2010), se situe sur le plan du caractère instrumental de la modernisation. Selon l'auteure, la modernisation est devenue une méthode et toute méthode court à l'échec lorsqu'elle se transforme elle-même en une finalité. À cette réification de la méthode, s'ajoute le discours idéologique du nouveau management public prétendant être la solution universelle à tous les problèmes des administrations publiques. Ces deux éléments mis ensemble contribuent à expliquer les échecs relatifs des processus de modernisation de l'État, à tout le moins à éclairer l'écart entre les attentes soulevées et les résultats atteints.
Selon l'OCDE (2005), les expériences montrent que le même instrument ou la même technique fonctionne différemment dans des contextes nationaux différents et produit des résultats différents, ce qui explique l'échec dans certains cas. Les traditions locales ont la force de résister aux pressions globales et d'adapter les outils imposés par des pouvoirs externes. Par conséquent, les traditions administratives, les institutions politiques et la culture sociopolitique d'un pays jouent un rôle fondamental dans l'adoption et dans l'adaptation d'une modernisation de l'État.
Avenir
Que veut dire aujourd'hui « être moderne »? Comment traduire de nos jours ce qu'est la modernisation? Le discours est actuellement bien moins « universel » que dans les années 1990. Basé sur l'argument de Trosa, il faudrait s'y prendre autrement que par la voie instrumentale. Les auteurs reconnaissent dorénavant que le respect de la culture administrative d'un pays est essentiel dans la réussite d'un projet de modernisation. Dans certains cas, le respect des traditions semble se traduire par un retour aux sources, comme l'affirment Kuhlmann, Bogumil et Grohs (2008). C'est le cas en Allemagne, où les conséquences imprévues de la modernisation concourent à la réémergence de l'administration wébérienne. D'autres soutiennent que la légitimité de l'État se trouve aujourd'hui en déclin et que le regard doit se tourner vers la gouvernance (Peters, 2009). Osborne (2010) aussi parle de New Public Governance, serait-ce un nouveau paradigme à la base d'une nouvelle modernisation?
Bibliographie
Arjomand, S. (2004). « Social Theory and the Changing World: Mass Democracy, Development, Modernization and Globalization », International Sociology, vol. 19, n° 3, p. 321-353.
Armstrong, J. (1997). Raison et passion dans les réformes du secteur public, Document de travail, Ottawa, Commission de la fonction publique.
Conseil du trésor (2004). Moderniser l'État : pour des services de qualité aux citoyens, www.tresor.gouv.qc.ca/fileadmin/PDF/publications/plan_modernisation.pdf (page consultée en octobre 2011).
Côté, L. et autres (2006). « Les réformes des administrations publiques dans le monde », dans R. Bernier (dir.), Réalités nationales et mondialisation, Québec, Presses de l'Université du Québec, p. 293-337.
Giauque, D. et Y. Emery (2008). Repenser la gestion publique : bilan et perspectives en Suisse, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires.
Giauque, D. et autres (2009). « Trajectoires de modernisation et relations politico-administratives en Suisse », Revue internationale des sciences administratives, vol. 75, no 4, p. 757-781.
Gow, J. I. et C. Dufour (2000). « Le nouveau management public est-il un paradigme? Cela a-t-il de l'importance ? », Revue internationale de sciences administratives, vol. 66, no 4, p. 679-707.
Kiely, R. (2005). « Globalization and Poverty, and the Poverty of Globalization Theory », Current Sociology, vol. 53, no 6, p. 895-914.
Krawatzek, F. et R. Kefferpütz (2010). The Same Old Modernisation Game? Russian Interpretations of Modernisation, www.ceps.eu/book/same-old-modernisation-game-russian-interpretations-modernisation (page consultée en octobre 2011).
Kuhlmann, S., J. Bogumil et S. Grohs (2008). « Evaluating Administrative Modernization in German Local Governments: Success or Failure of de New Steering Model? », Public Administration Review, vol. 68, n° 5, p. 851-863.
OCDE (2005). Moderniser l'État : la route à suivre, Paris, Éditions OCDE.
Osborne, S. (2010). The New Public Governance: Emerging Perspectives on the Theory and Practice of Public Governance, New York, Routledge.
Peters, B. G. (2009). « Le service public et la gouvernance : retrouver le centre », Télescope, vol. 15, no 1, p. 13-25.
Pollitt, C. et G. Bouckaert (2000). Public Management Reform: A Comparative Analysis, New York, Oxford University Press.
Raulet, G. (1998). « La tradition et la modernité? », dans A. Jacob (dir.), Encyclopédie philosophique universelle, tome 4, Paris, Presses universitaires de France.
Rivera, M. et J. Jun (1997). « The Paradox of Transforming Public Administration: Modernity Versus Postmodernity Arguments », American Behavioral Scientist, vol. 41, no 1, p. 132-147.
Trosa, S. (2010). « Donner sens aux méthodes de modernisation de l'administration », Revue française d'administration publique, no 135, p. 533-548.
Vargas Saboya, F. (2006). « La modernización del Estado: concepto, contenido y aplicaciones posibles », Revista Diálogos de saberes, n° 25, p. 357-376.
[1] Présents dans la grande majorité des processus de modernisation, le Plan de modernisation au Québec en est un exemple. La présidente du Conseil du trésor de l'époque présente le plan en affirmant qu'il faut moderniser l'État québécois. « Le Plan de modernisation 2004-2007 a pour objectifs d'améliorer la prestation de services aux citoyens, d'y parvenir à moindre coût, d'obtenir des gains d'efficacité dans le fonctionnement de l'État et d'accroître la prospérité collective » (Conseil du trésor, 2004, p. II).
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Reproduction
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Pour citer
Machiavelli, F. avec la collaboration de N. Charest (2012). « Modernisation de l'État », dans L. Côté et J.-F. Savard (dir.), Le Dictionnaire encyclopédique de l'administration publique, [en ligne], www.dictionnaire.enap.ca
Dépôt légal
Bibliothèque et Archives Canada, 2012 | ISBN 978-2-923008-70-7 (En ligne)