Régulation des marchés (Market Regulation)

Benoît Lévesque, Professeur émérite
Université du Québec à Montréal

levesque.benoit@uqam.ca

La régulation des marchés comprend deux dimensions complémentaires : celle relative à la stabilité du marché comme mécanisme généralisé d'ajustement de la production des biens et des services avec la demande solvable à partir des prix, et celle relative à l'atteinte de l'intérêt général pour des marchés plus spécifiques comme celui des services et des biens publics (Ménard et Ghertman, 2009). Dans les deux cas, la régulation vise à assurer la stabilité de systèmes dont les paramètres peuvent être différents (Canguilhem, 1974).

Après avoir été un concept de mécanique (par exemple le balancier dans l'horloge) et avant d'être utilisée par les sciences sociales et économiques, la régulation a été un concept de biologie désignant l'autoconservation de l'organisme vivant (Troisvallets, 2008). L'idée de régulation remonte à l'origine de la théorie économique moderne, comme en témoigne l'expression de la « main invisible » d'Adam Smith. Ce concept sera repris par les néoclassiques dans la perspective de la concurrence pure et parfaite (Arrow et Debreu, 1954). Sous cet angle, le marché est posé comme autorégulateur, bien que l'État doit être mobilisé pour mettre en place les conditions d'une telle régulation qui suppose par la suite le laisser-faire (Polanyi, 1983). Progressivement, la théorie néoclassique reconnaîtra que le marché peut être déficient, comme dans le cas des biens publics, des monopoles naturels, des externalités, des asymétries d'information (Croissant et Vornetti, 2003; Touffut, 2006). Pour des raisons relevant de l'intérêt général, l'État se doit alors d'intervenir pour réglementer les entreprises privées qui y évoluent (ce qui a été fréquent aux États-Unis) ou encore pour créer des entreprises publiques (ce qui a été plus fréquent en Europe[1]).

Plus largement, Keynes a montré, à la suite de la crise de 1929, comment l'équilibre entre la production et les débouchés n'allait pas de soi. Ainsi, le niveau de l'emploi ne varie pas exclusivement en fonction du salaire (prix) comme le voudrait une régulation concurrentielle (cette dernière peut donner lieu à un équilibre de sous-emploi), mais en fonction du niveau de production, lequel dépend du niveau de la demande effective et des anticipations à l'égard de cette dernière (Keynes, 1936; Beaud et Dostaler, 1996). Pour une meilleure régulation des marchés, l'État se doit d'intervenir dans l'activité économique, entre autres par des politiques monétaires et fiscales pour soutenir la demande et favoriser l'investissement. Les trente glorieuses (1945-1975) ont été celles d'une régulation dite keynésienne ou fordiste, régulation formée par un ensemble de formes institutionnelles concernant la monnaie, le rapport salarial, la concurrence, l'insertion dans l'économie mondiale et la forme de l'État (Boyer et Saillard, 1995).

Lors de la crise de 1975, le mode de régulation fordiste[2] sera incapable de répondre aux nouvelles demandes sociales et au problème de la stagflation (inflation combinée à un chômage élevé). Le mouvement de libéralisation, qui s'amorce alors avec Margaret Thatcher et Ronald Reagan, réintroduit la question de la régulation (réglementation), mais dans une direction opposée, soit celle de l'autorégulation des marchés. Ainsi, dans les années 1980, cette libéralisation entraîne un double mouvement : un mouvement de déréglementation pour imposer la concurrence comme dans le transport aérien et les télécommunications et un mouvement de réglementation pour assurer la défense des intérêts des consommateurs et pour contrôler les monopoles (Fecher et Lévesque, 2008). De plus, même après la privatisation de monopoles dans les services publics, l'État doit assurer certaines tâches de régulation comme l'attribution de licences, le contrôle de la tarification, la gestion des litiges et l'accès aux infrastructures. Ces tâches seront le plus souvent confiées à des autorités administratives indépendantes comme ce fut le cas dans le domaine de l'électricité (Lanoue et Hafsi, 2010).

Les technologies de l'information et de la communication et les faibles coûts de transport ont favorisé la globalisation de l'économie dans les décennies suivantes, mais les décisions des dirigeants des États les plus puissants ont été déterminantes comme cela est manifeste pour l'Union européenne et l'Accord de libre-échange nord-américain (1994). Tout en répondant aux souhaits de grandes entreprises et de grandes institutions internationales (Banque mondiale, FMI, OMC), les dirigeants politiques cherchent ainsi à renforcer la compétitivité des entreprises et la croissance économique. Cette dernière cible a été atteinte, mais en provoquant une montée des inégalités sociales à l'intérieur des pays en raison d'une répartition trop inégale.

Comme les processus de négociation pour la libéralisation sont généralement opaques, la société civile a pris conscience de sa force avec l'échec de l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) et de la Conférence ministérielle sur le commerce multilatéral de Seattle en 1999. Même si plusieurs facteurs expliquent ces échecs, la société civile s'est imposée en mettant de l'avant des valeurs non marchandes : droits de l'homme, droits fondamentaux du travail, principe de précaution, valeurs éthiques en matière de biodiversité, développement durable (Marre, 2000; Matouk, 2005). De plus, avec les forums sociaux mondiaux dont la première édition s'est tenue à Porte Alegre en 2001 (Pleyers, 2007), émerge une opinion publique mondiale non seulement pour une autre régulation, mais aussi pour un développement durable et solidaire (Bertho, 2005; Wieviorka, 2003).

Le secteur financier, qui était l'un des secteurs les plus régulés, mettra de l'avant un décloisonnement des activités financières, une déréglementation (deregulation) variable selon les pays et une désintermédiation de l'activité bancaire au profit d'une finance de marché (les trois D). Il en résulte une série d'innovations financières qui favorisent une croissance spectaculaire du secteur (40 % des profits aux États-Unis en 2007) et une financiarisation de l'ensemble de l'économie allant des entreprises (prédominance de la valeur actionnariale) aux prêts hypothécaires aux ménages, à travers les prêts hypothécaires à risque (subprimes). Ce qui semblait constituer un nouveau régime d'accumulation enviable (Boyer, 2009) s'est révélé fortement instable comme en témoignent la série de crises financières depuis 1987 et la crise de 2008 qui rappelle celle de 1929 (Aglietta et Rigot, 2009).

Sur le plan de la régulation, la globalisation de l'économie poussée par l'autorégulation marchande a entraîné une triple séparation : une séparation entre la société et l'économie (l'économie tendant à échapper à la régulation des États-nations), une séparation entre la finance et l'économie réelle (abandon de certains territoires et de certaines activités) et une séparation au sein même de la finance entre les activités d'intermédiation, comme celles réalisées par les banques traditionnelles, et la finance spéculative, comme avec les fonds spéculatifs (hedge funds) (Touraine, 2010). Ces séparations sont autant de défaillances de régulation. Avec la crise actuelle, tous les États ont senti le besoin de se concerter pour éviter l'effondrement du système financier. Dans un premier temps, ils ont accepté d'y injecter des centaines de milliards de dollars, y compris en opérant des nationalisations dites temporaires. Dans un deuxième temps, ils ont ouvert un chantier mondial pour une nouvelle régulation de la finance. En acceptant d'aller à la racine des dérives, il devient envisageable que ce chantier puisse conduire à une reconfiguration du système touchant ainsi le rôle des divers acteurs tels les agences de notation et les autres outils de régulation (ce qui est loin de faire l'unanimité, y compris au sein du G20).

La crise actuelle marque toutefois un retour de la régulation dans un sens qui semble aller au-delà de la simple réglementation, en raison de l'incapacité de cette dernière d'assurer la stabilité. Les enjeux pour la régulation des marchés sont nombreux et souvent inédits. En premier lieu, l'espace de régulation et les acteurs mobilisés ne se limitent plus aux États-nations et aux grandes entreprises, puisque le besoin d'une régulation mondiale de l'économie s'impose, à commencer par le secteur de la finance, et qu'une opinion publique mondiale pousse également dans cette direction. En deuxième lieu, il faut désormais réguler non seulement les biens publics même élargis au patrimoine naturel (commons) (comme l'eau et l'air) et social (le savoir), mais également l'ensemble des activités économiques en raison des externalités positives et négatives et des préoccupations pour le développement durable (Ostrom, 1990). En troisième lieu, la globalisation de l'économie suppose une vision relativement partagée d'activités et de services relevant du marché et du non-marchand, cette vision partagée ne va pas de soi, y compris au sein d'une même société. Enfin, la question de la régulation des marchés ne saurait être la question principale puisqu'elle représente un moyen et non une fin en soi. La dérégulation a été justifiée pour des raisons d'efficacité, de compétitivité, d'innovation et de croissance économique. Cependant, le principal défi concerne justement la question des finalités que représentent, par exemple, la qualité de vie, le bien-être des individus et la démocratisation des grandes décisions économiques (Stiglitz, Sen et Fitoussi, 2009).

Bibliographie

Aglietta, M. et S. Rigot (2009). Crise et rénovation de la finance, Paris, Odile Jacob.

Arrow, K. J. et G. Debreu (1954). « Existence of an Equilibrium for a Competitive Economy », Econometrica, Journal of the Econometric Society, vol. 22, no 3, p. 265-290.

Beaud, M. et G. Dostaler (1996). La pensée économique depuis Keynes, Paris, Seuil.

Bertho, A. (2005). « La mobilisation altermondialiste, analyseur du contemporain », Anthropologie et sociétés, vol. 29, n° 3, p. 19-37.

Boyer, R. (2009). « Feu le régime d'accumulation tiré par la finance : la crise des subprimes en perspective historique », Revue de la régulation, capitalisme, institutions, pouvoirs, no 5.

Boyer, R. et Y. Saillard (dir.) (1995). Théorie de la régulation : l'état des savoirs, Paris, La Découverte.

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Croissant, Y. et P. Vornetti (2003). « État, marché et concurrence : les motifs de l'intervention publique », Concurrence et régulation des marchés, Cahiers français, La Documentation française, no 313.

Fecher, F. et B. Lévesque (2008). « Le secteur public et l'économie sociale dans les Annales (1975-2007) : vers un nouveau paradigme », Les Annales de l'économie publique, sociale et coopératives, vol. 79, no 3, p. 647-682.

Keynes, J. M. (1936). The General Theory of Employment, Interest and Money, Londres, Macmillan [traduction française en 1942 : Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, Paris, Payot].

Lanoue, R. et T. Hafsi (2010). Société d'État? Pourquoi pas? Concilier politique et performance. Les secrets de la réussite d'Hydro-Québec?, Québec, Presses de l'Université du Québec.

Marre, B. (dir.) (2000). Rapport d'information sur la réforme de l'Organisation mondiale du commerce et son lien avec l'architecture des Nations Unies. Rapport déposé par la Délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne, Paris, Assemblée nationale, www.assemblee-nationale.fr/europe/rap-info/i2477.pdf (page consultée en décembre 2010).

Matouk, J. (2005). Mondialisation : altermondialisation, Toulouse, Éditions Milan.

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Cambridge University Press.

Pleyers, G. (2007). Forums sociaux mondiaux et défis de l'altermondialisme : de Porto Alegre à Nairobi, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant.

Polanyi, K. (1983). La Grande Transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard [première édition en anglais, 1944].

Stiglitz, J., A. Sen et J.-P. Fitoussi (2009). Performances économiques et progrès social : richesse des nations et bien-être des individus, Paris, Odile Jacob.

Troisvallets, M. avec la collaboration de R. Di Ruzza (2008). « Canguilhem et les économistes : aux sources des visions régulationnistes », Revue Ergologia, p. 77-117.

Touffut, J.-P. (dir.) (2006). L'avancée des biens publics : politique de l'intérêt général et mondialisation, Paris, Albin Michel.

Touraine, A. (2010). Après la crise, Paris, Seuil.

Wieviorka, M. (dir.) (2003). Un autre monde... Contestations, dérives et surprises de l'antimondialisation, Paris, Balland.


[1] La réglementation renvoie à des règlements qui peuvent être des outils pour la régulation, mais qui peuvent aussi servir à autre chose. La régulation vise à assurer la stabilité d'un système à partir de la réglementation, mais aussi avec d'autres outils (comme les entreprises publiques). Le fait que le terme deregulation soit traduit par déréglementation provoque de la confusion. Ainsi, il est question de déréglementation (deregulation) dans les pays anglo-saxons, mais de dérégulation suivie de réglementation en Europe, à la suite de privatisations d'entreprise publique.

[2] Dans le mode de régulation fordiste, le rapport salarial occupe une place centrale puisqu'il permet, à l'échelle nationale, l'arrimage de la norme de consommation à la norme de production à travers un partage des gains de productivité dans le cadre de la négociation collective pour des augmentations des salaires et des avantages sociaux.

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Reproduction
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Pour citer
Lévesque, B. (2012). « Régulation des marchés », dans L. Côté et J.-F. Savard (dir.), Le Dictionnaire encyclopédique de l'administration publique, [en ligne], www.dictionnaire.enap.ca

Dépôt légal
Bibliothèque et Archives Canada, 2012 | ISBN 978-2-923008-70-7 (En ligne) 

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