Imputabilité (Accountability)

James Iain Gow, Professeur émérite
Université de Montréal

gowji@sympatico.ca

L'imputabilité est l'obligation imposée à une personne, à qui une responsabilité fut déléguée, de rendre compte de la façon dont elle s'en est acquittée. C'est la reddition de comptes concernant l'utilisation de pouvoirs et de ressources attribués à une personne ou à une unité organisationnelle en vue de la réalisation d'objectifs. Il traduit le mot anglais accountability.

Il s'agit d'un cas particulier, car après son adoption par le gouvernement fédéral, dans les années 1970, et malgré l'imprimatur des gouvernements canadien et québécois, le mot est désormais déconseillé par les autorités linguistiques que sont l'Office québécois de la langue française (OQLF, 2003) et le Bureau de la traduction du gouvernement canadien (2008). Ce rejet est fondé sur le fait que le mot imputabilité a une signification tout autre en comptabilité ou en droit où il désigne notamment la possibilité d'attribuer une faute ou une infraction à une personne. Ceci expliquerait en partie pourquoi le mot n'a jamais été utilisé, en France ou ailleurs en francophonie, dans le sens qu'on lui a donné au Canada. Par contre, le mot continue d'être utilisé couramment au Canada et au Québec.

Même si les autorités linguistiques rejettent le mot imputabilité, il n'y a pas de mot ni d'expression qui rejoint toutes les acceptions d'accountability. C'est ainsi qu'à Ottawa, la Federal Accountability Act de 2006 devient la Loi fédérale sur la responsabilité, et le Management Accountability Framework est devenu le Cadre de responsabilité de gestion. L'OQLF met pourtant en garde contre une confusion entre l'obligation de rendre compte et la responsabilité qui, dit-il, « est l'obligation d'agir ». La solution à ce dilemme se trouve dans les deux volets de la responsabilité, à savoir le devoir d'agir et le devoir de rendre compte. Comme il est précisé dans le rapport Bisaillon (1982, p. 32), « un mandataire est responsable de la réalisation de son mandat devant son mandant ».

Un facteur historique qui a contribué à ces problèmes de définition est l'utilisation des expressions gouvernement responsable et responsabilité ministérielle. Comme a indiqué le Groupe de travail Fonction publique 2000 (1990, p. 10), « Les ministres sont individuellement et collectivement responsables envers la Chambre des communes de tout ce que fait le gouvernement, et notamment de la gestion et de la conduite de la fonction publique. » En effet, l'un des legs les plus importants de l'époque de la Province du Canada Uni (1840-1867) est l'octroi, par le Colonial Office en 1848, du gouvernement responsable, qui signifiait que le gouvernement (le Conseil exécutif) devait jouir de la confiance d'une majorité de la législature. Comme l'a démontré le professeur Hodgetts (1955), pour que le gouvernement responsable devienne réalité, il fallait effectivement que les ministres puissent contrôler ce qui se passait dans leurs ministères. Pendant très longtemps, ils étaient les seuls à pouvoir s'adresser aux députés, en séance plénière ou en commission parlementaire, sur la gestion de leurs ministères.

C'est la croissance de l'État, après la Seconde Guerre mondiale, qui a remis en question la doctrine et la pratique de la responsabilité ministérielle. De 1976 à 1990, quatre rapports à l'Assemblée nationale du Québec ont réclamé davantage de reddition de comptes par les hauts fonctionnaires devant la législature. Ils partaient tous d'un constat semblable, formulé d'abord par l'ancien sous-ministre devenu député, Claude Forget (1978, p. 235), selon qui « Le contrôle parlementaire de l'administration publique est aujourd'hui inexistant. » En 1976, le vérificateur général du Canada déclare dans son rapport annuel que « le Parlement – et, en réalité le gouvernement – ne contrôle plus de façon efficace l'utilisation des deniers publics ». Cette déclaration pousse le gouvernement Trudeau à mettre sur pied la Commission royale d'enquête sur la gestion financière et l'imputabilité, donnant en passant un cachet officiel au néologisme dont il est ici question.

Ces réflexions ont donné lieu, en commissions des chambres législatives, à plusieurs changements touchant la structure, les méthodes d'évaluation des programmes et le mandat du vérificateur général qui doit désormais examiner non seulement la légalité et la régularité des dépenses, mais aussi leur opportunité en matière d'économie, d'efficience et de mise en place de mécanismes pour vérifier l'atteinte de leurs objectifs. Cependant, le changement le plus important par rapport à la Constitution est la désignation du sous-ministre comme personne qui doit rendre compte de sa gestion devant les commissions parlementaires pertinentes, en son propre nom, et non pour le compte de son ministre. Au Québec, une telle obligation fut introduite en 1993, par la Loi sur la réduction du personnel dans les organismes publics et l'imputabilité des sous-ministres et des dirigeants d'organismes publics (1993, chap. 35). Au niveau fédéral, à la suite du dépôt en 2006 du rapport de la Commission d'enquête sur le programme des commandites et les activités publicitaires (Rapport Gomery), le nouveau gouvernement conservateur a inclus dans la Loi sur la responsabilité de 2006 (chap. 9), la désignation du sous-ministre comme « administrateur des comptes dans le cadre de la responsabilité ministérielle ».

La notion d'imputabilité soulève une série de problèmes si difficiles et délicats qu'aucune solution rationnelle définitive ne peut être envisagée. En premier lieu, il y a la distinction entre la responsabilité des politiques, qui est censée relever des élus, et celle de la gestion qui doit relever des fonctionnaires. Les rapports et la législation donnent des listes de sujets pour lesquels les sous-ministres sont ou devraient être imputables devant les députés : la justesse des comptes, la légalité des dépenses et leur conformité avec les objectifs des crédits approuvés par le Parlement, mais aussi l'économie, l'efficience et l'efficacité des programmes ainsi que la gestion du personnel. Ces précisions sont sans doute louables, mais il y a chevauchement avec les responsabilités des ministres et la législation canadienne, comme britannique, prévoit des mécanismes pour arbitrer les différends entre sous-ministres et ministres. L'expérience des organismes autonomes montre qu'il est impossible de créer un partage étanche entre les domaines respectifs du politique et de l'administration.

Un deuxième problème concerne la distinction entre imputabilité interne et externe. L'imputabilité externe concerne la reddition de comptes des hauts fonctionnaires devant la législature ou éventuellement devant le public. Pourtant, les sous-ministres sont choisis par le premier ministre, et sont redevables devant lui, leur propre ministre et les organismes centraux tels le secrétariat du gouvernement, le Conseil du trésor et la Commission de la fonction publique. Lors d'une enquête conduite auprès d'anciens sous-ministres fédéraux, Osbaldeston (1988, p. 7-8) a constaté que :

« Selon [leur] définition, les sous-ministres ne sont responsables qu'envers les personnes qui leur ont délégué des pouvoirs directs en vertu d'une loi ou d'une convention... [Si] les sous-ministres recevaient leurs instructions ou leurs sanctions directement des comités parlementaires, ils seraient moins responsables vis-à-vis des ministres et du gouvernement. Si les sous-ministres pensaient avoir des comptes à rendre aux clients, indépendamment du ministre, leurs actes pourraient entraver les devoirs du gouvernement démocratiquement élu ».

Donc, il y a méprise sur les comptes que les sous-ministres et les autres hauts fonctionnaires ont à rendre devant une commission parlementaire. Celle-ci n'est pas leur patronne, elle ne peut ni récompenser la bonne performance ni sanctionner la mauvaise. Tout au plus, peut-elle nuire à leur réputation dans un forum où ils n'ont droit ni de parole, ni d'avocat, ni de questionner d'autres témoins, ni d'appel. Organe d'information et de délibération d'une assemblée organisée sur des bases partisanes, une commission parlementaire n'a ni le temps ni les dispositions nécessaires pour gérer les hauts fonctionnaires (Gow, 1995). En matière d'enquêtes, une commission autonome est plus apte à respecter les droits des personnes. D'ailleurs, Brodeur (1999, p. 159) déplore depuis longtemps le fait que les moyens d'imputabilité portent trop souvent sur la recherche de coupables plutôt que sur celle de solutions aux failles systémiques révélées.

À l'origine de la demande d'une imputabilité accrue des hauts fonctionnaires devant la législature, il y avait l'observation que les ministres ne pouvaient plus être tenus responsables de tout ce qui se passait au sein de leur ministère. Cette constatation motivait les députés à être plus exigeants envers les détenteurs du pouvoir administratif, mais il y avait aussi un désir, de plusieurs ministres, de faire porter le poids d'erreurs et de déboires aux seuls fonctionnaires. L'imputabilité externe est sans doute nécessaire, mais elle comporte aussi des effets pervers. La haute direction des ministères a donc dû se politiser davantage et entrer sur le terrain traditionnellement occupé par les ministres. La vérificatrice générale du Canada notait dans son rapport de 2005 que les ministères fédéraux n'avaient pas encore appris à présenter, dans leurs rapports, les difficultés et les déceptions aussi bien que les succès. Le réflexe défensif des hauts fonctionnaires est critiqué, de même que leur tolérance très limitée à l'erreur. Cependant, en constatant le traitement réservé aux échecs et aux erreurs dans nos assemblées délibérantes, il est facile de les comprendre.

Au fond, le problème de l'imputabilité vient du fait que l'on voudrait que la fonction publique fasse preuve de rationalité administrative et d'innovation, tandis qu'elle se débat dans un milieu où la rationalité politique prime.

Bibliographie

Bisaillon, G. (1982). Pour une fonction publique sensible aux besoins des citoyens, moderne, efficace et responsable, Québec, Assemblée nationale.

Brodeur, J.-P. (1999). « Accountability: The Search for a Theoretical Framework », dans E. P. Mendes et autres (dir.), Democratic Policing and Accountability: Global Perspectives, Aldershot, Ashgate Publishing, p. 125-164.

Bureau de la traduction (2008). Termium, www.termium.com/site/termium.php?lang=fra&cont=001, (page consultée en mars 2010).

Fonction publique 2000 (1990). Le renouvellement de la fonction publique du Canada, Ottawa, ministère des Approvisionnements et Services.

Forget, C. E. (1978). « L'administration publique : sujet ou objet du pouvoir politique? », Administration publique du Canada, vol. 21, no 2, p. 234-242.

Gow, J. I. (1995). « Propos dissidents sur l'imputabilité parlementaire des hauts fonctionnaires québécois », Administration publique du Canada, vol. 38, no 1, p. 145-149.

Hodgetts, J. E. (1955). Pioneer Public Service, Toronto, University of Toronto Press.

OLFQ (2003). Grand dictionnaire terminologique, www.granddictionnaire.com/btml/fra/r_motclef/index800_1.asp (page consultée en mars 2010).

Osbaldeston, G. (1988). Raffermir la responsabilité des sous-ministres, London, University of Western Ontario.

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Reproduction
La reproduction totale ou partielle des définitions du Dictionnaire encyclopédique de l'administration publique est autorisée, à condition d'en indiquer la source.

Pour citer
Gow, J. I. (2012). « Imputabilité », dans L. Côté et J.-F. Savard (dir.), Le Dictionnaire encyclopédique de l'administration publique, [en ligne], www.dictionnaire.enap.ca

Dépôt légal
Bibliothèque et Archives Canada, 2012 | ISBN 978-2-923008-70-7 (En ligne)

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