Qualité publique (Public Quality Management)

Yves Emery, Professeur
Institut de hautes études en administration publique

yves.emery@idheap.unil.ch

La qualité publique comporte une dimension « micro » liée aux prestations publiques et une dimension « macro » liée aux politiques publiques; elle se réfère à leur aptitude à remplir les exigences fixées sur les plans légal, technique, politique et de service.

Historiquement, la qualité a d'abord été utilisée dans la Grèce antique comme un idéal d'excellence (aretê) (Reeves et Bednar, 1994), expression d'une vision absolue et inaccessible de la qualité guère compatible avec les ressources limitées affectées aux organisations publiques. La qualité a ensuite été définie comme la « conformité avec certaines spécifications ». Originellement axées sur les produits industriels (armement), ces spécifications « techniques » étaient plutôt le fait de producteurs soucieux de livrer des marchandises présentant une qualité toujours égale. L'idée de conformité avec des standards techniques ou juridiques reflète bien l'essence même de l'action publique et de l'idéal type bureaucratique imaginé par Weber, soit le respect des bases légales et le traitement identique (égalitaire) des bénéficiaires, une des valeurs de la bonne gouvernance administrative présente dans de nombreux pays (OCDE, 1996; Hondeghem et Vandenabeele, 2005).

Cette conception technique de la qualité doit être complétée par la « perception » qu'en ont les bénéficiaires, une des idées fondatrices du management de la qualité (Deming, 1986). La satisfaction des bénéficiaires n'est pas une variable absolue, car elle implique une comparaison entre un niveau d'attente par rapport au service (public) et les prestations réellement obtenues (Averous et Averous, 1998; France Qualité Publique, 2006). Issue du marketing, l'idée de satisfaire les besoins des clients se retrouve dans le fameux « fitness for use » du pionnier Juran, et de façon plus détaillée dans la définition normalisée de la qualité (ISO 8402[1]) : « La qualité est l'ensemble des caractéristiques d'une entité qui lui confèrent l'aptitude à satisfaire des besoins exprimés et implicites. »

Mais peut-on parler de satisfaction des clients dans le service public, alors que ceux-ci n'ont le plus souvent guère le choix du fournisseur, du niveau de prestation et encore moins du prix? L'orientation-client est une tendance fortement mise en avant par la nouvelle gestion publique (Giauque et Emery, 2008), qui a amené les organisations publiques à mieux identifier leurs bénéficiaires, puis à réaliser des enquêtes de satisfaction en utilisant des méthodes validées dans les entreprises privées. Mais l'approche axée sur le client est à concevoir uniquement comme une métaphore, en évitant soigneusement de retomber dans une forme de « néo-clientélisme » qui serait préjudiciable à la neutralité et à la légalité de l'action publique (Emery, 2009); un exercice souvent difficile, en particulier pour le personnel de première ligne (front-line workers) (Rosenthal et Peccei, 2006). Un exercice qui suppose également un changement profond de culture afin d'intégrer la figure du bénéficiaire dans l'univers administratif, sans tomber dans une logique consumériste propre au monde marchand (Boltanski et Thévenot, 1991).

Cette dernière définition devrait conduire les responsables politiques et administratifs à exprimer de manière plus claire les standards et les niveaux des prestations auxquels les bénéficiaires peuvent s'attendre. Cette clarification des attentes est à comprendre dans le sens des « engagements » et autres « chartes qualité » bien connus dans de nombreux pays (Falconer et Ross, 1999; France Qualité Publique, 2004), mais aussi comme une exigence en amont, dans la formulation des objectifs poursuivis par les politiques publiques, les bases normatives et les programmes politico-administratifs qui en découlent, et que l'on pourrait résumer par « policy design » (Knoepfel, 1996). Si les attentes des citoyens envers l'État sont souvent illimitées, celles des bénéficiaires à l'endroit de leur administration devraient être clairement formulées et régulièrement appréciées, de manière à y répondre le plus adéquatement possible. Cette exigence conduit à repenser la double régulation de l'action publique : celle des bénéficiaires que nous venons d'évoquer, et celle des citoyens en amont de l'action publique. Une double régulation qui, lorsqu'elle existe, n'est pas toujours exempte de problèmes (Schedler et Kettiger, 2003).

C'est dire combien le mot « client », même rebaptisé « bénéficiaire », est réducteur de la polyfonctionnalité de l'acteur public, à la fois citoyen et bénéficiaire de l'action publique. La demande exprimée par les clients-usagers est fréquemment complexe, floue et parfois contradictoire (Vigoda, 2002). Aussi, de la simple orientation « client », certains auteurs recommandent-ils de passer à la notion de stakeholders, perspective au cœur de la nouvelle gouvernance publique (Osborne, 2006) en étudiant comment leurs différentes attentes se combinent. Cette approche invite à marier la qualité des policy designs, portant sur les outcomes[2], à celle des engagements de qualité portant sur les prestations publiques, touchant les outputs (Knoepfel, Larrue et Varone, 2006).

À la lumière de ces considérations, nous proposons de redéfinir la notion de qualité publique en distinguant deux niveaux d'analyse, celui des prestations (outputs) et celui des effets (outcomes) de l'action publique. Sur le plan des prestations publiques (micro-qualité), la qualité publique « est l'ensemble des caractéristiques d'une prestation qui lui confèrent l'aptitude à remplir les exigences légales et techniques la caractérisant, et à satisfaire les besoins exprimés et implicites des bénéficiaires directs[3] ».

Cette définition reflète l'efficacité managériale de l'action publique, soit la capacité de l'appareil administratif à fournir des prestations répondant aux exigences internes et aux besoins des bénéficiaires directs. À noter que les besoins touchent autant le « fond » que la « forme » de la prestation fournie (dans le sens des chartes de qualité), en rappelant que le fond est défini par le processus démocratique (politique, puis législatif), au moins dans les grandes lignes. La marge de manœuvre est donc étroite pour utiliser la notion de « besoin » quant à la prestation elle-même, mais elle demeure possible selon la latitude d'action dont bénéficie l'organisation publique chargée de la mise en œuvre. En outre, toute prestation publique est entourée de prestations « périphériques » (par exemple, des analyses ou des conseils précis demandés par le bénéficiaire de prestations sociales ou le contribuable; un accueil plus ou moins élaboré). Ces prestations, non obligatoires, fournissent toutefois un appui au cœur de la prestation; elles permettent de mieux la mettre en valeur ou de la rendre plus opérationnelle. Ici, la notion de « besoin » joue un rôle déterminant, et toute organisation publique souhaitant œuvrer selon une orientation-client devrait déterminer et optimiser ses prestations périphériques en intégrant, comme le suggèrent les critères retenus pour le CAF[4] par exemple, les bénéficiaires dans l'évaluation des prestations, voire dans leur élaboration, favorisant une logique de co-production (Brudney et England, 1983; Julien, 2005).

Pour ce qui est des effets de l'action publique (macro-qualité), la qualité publique « est l'ensemble des caractéristiques d'une politique publique qui lui confèrent l'aptitude à remplir les objectifs politiques qui lui sont assignés, à satisfaire les besoins exprimés et implicites des bénéficiaires indirects[5] ainsi que des autres partenaires de l'organisation publique chargée de sa mise en œuvre, et plus généralement de la collectivité ».

Cette définition reflète l'efficacité « politique » de l'action publique, soit sa capacité à résoudre les problèmes collectifs qui ont été portés à l'ordre du jour politique, mais également, en ce qui concerne la manière d'agir, une forme d'éthique de l'action publique. Cette éthique de l'action publique renvoie à des principes fondamentaux de service public (De Quatre-Barbes, 1996), tels que la continuité ou le service universel, et à des éléments de bonne gouvernance qui varient d'un pays à l'autre en fonction de l'histoire et de la culture politique (Hondeghem et Vandenabeele, 2005). De même que dans la micro-qualité définie ci-dessus, on trouve dans cette définition des éléments de fond et de forme qui traduisent la multi-dimensionnalité de la performance publique.

Bibliographie

Averous, B. et D. Averous (1998). Mesurer et manager la qualité de service, Paris, Insep Éditions.

Boltanski, L. et L. Thévenot (1991). De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.

Brudney, J.-L. et R. E. England (1983). « Toward a Definition of the Co-production Concept », Public Administration Review, vol. 43, no 1, p. 59-65.

De Quatre-Barbes, B. (1996). Usagers ou clients, marketing et qualité dans les services publics, Paris, Les Éditions d'Organisation.

Deming, E. W. (1986). Out of the Crisis, Cambridge, Cambridge University Press.

Emery, Y. (2009). « Apports essentiels du management de la qualité au renouveau du modèle bureaucratique », La revue de l'innovation dans le secteur public, vol. 14, no 3, article 2.

Falconer, P. K. et K. Ross (1999). « Les chartes des citoyens et les prestations des services publics : leçon à tirer de l'expérience du Royaume-Uni », Revue internationale des sciences administratives, vol. 65, no 3, p. 399-414.

France Qualité Publique (2006). Évaluer la qualité et la performance publiques, Paris, La Documentation française.

France Qualité Publique (2004). La satisfaction des usagers/clients/citoyens du service public, Paris, La Documentation française.

Giauque, D. et Y. Emery (2008). Repenser la gestion publique, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes.

Hondeghem, A. et W. Vandenabeele (2005). « Valeurs et motivations dans l'administration publique : perspective comparative », Revue française d'administration publique, no 115, p. 463-480.

Julien, A. (2005). Déployer la qualité de service avec le personnel de front-office : la co-production revisitée, 1re journée de recherche en marketing Iris, Lyon.

Knoepfel, P. (1996). « Total Quality Management und Föderalismus - Betrachtungen aus der Sicht des Politikanalyse », dans Y. Emery (dir.), TQM ISO dans l'administration publique, Berne, Société suisse des sciences administratives, no 34, p. 85-128.

Knoepfel, P., C. Larrue et F. Varonne (2001). Analyse et pilotage des politiques publiques, Zürich, Rüegger Verlag.

OCDE (1996). L'éthique dans le service public : questions et pratiques actuelles, Paris, OCDE.

Osborne, S. (2006). « The New Public Governance? », Public Administration Review, vol. 8, no 3, p. 377-387.

Reeves, C. A. et D. A. Bednar (1994). « Defining Quality: Alternatives and Implications », The Academy of Management Review, vol. 19, no 3, p. 419-445.

Rosenthal, P. et R. Peccei (2006). « The Customer Concept in Welfare Administrations: Front-line Views in Jobcenter Plus », International Journal of Public Sector Management, vol. 19, no 1, p. 67-78.

Schedler, K. et D. Kettiger (2003). Modernisieren mit der Politik, Berne, Haupt.

Vigoda, E. (2002). « From Responsiveness to Collaboration: Governance, Citizens, and the Next Generation of Public Administration », Public Administration Review, vol. 62, no 5, p. 527-540.


[1] ISO, Norme internationale, Management de la qualité et assurance de la qualité, Vocabulaire, Genève, 1994.

[2] Cette tendance est perceptible notamment dans l'évolution du droit public, qui est de plus en plus « finalisé » plutôt que « conditionnel », et qui comporte des clauses d'évaluation, comme c'est le cas en Suisse par exemple.

[3] Les « cibles » dans le langage des politiques publiques.

[4] Common Assessment Framework, approche globale de la qualité publique utilisée au niveau de l'Union européenne, voir www.eipa.eu/caf

[5] Les « bénéficiaires » dans le langage des politiques publiques (Knoepfel, Larrue et Varone, 2006).

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Reproduction
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Pour citer
Emery, Y. (2012). « Qualité publique », dans L. Côté et J.-F. Savard (dir.), Le Dictionnaire encyclopédique de l'administration publique, [en ligne], www.dictionnaire.enap.ca

Dépôt légal
Bibliothèque et Archives Canada, 2012 | ISBN 978-2-923008-70-7 (En ligne)