Équité (Equity)

Éric Charest, Professeur
École nationale d'administration publique

eric.charest@enap.ca

Définir le concept d'équité peut être un exercice périlleux puisque ses conceptions juridique et socioéconomique, même si elles sont construites sur des postulats communs, semblent avoir des finalités distinctes, ce qui peut engendrer une certaine confusion. Dans un premier temps seront exposés quelques repères de nature légale qui aideront à comprendre comment la considération d'équité permet d'améliorer l'application des règles en place. Ensuite, la perspective socio-économique de l'équité sera exposée afin d'offrir une vision plus globale du concept. Celle-ci doit mener à une réflexion individuelle, de nature morale, sur ce que devrait être une société plus juste. Enfin, deux exemples de politiques proactives en matière d'équité sur le marché du travail seront sommairement abordés, soit l'équité en matière d'emploi et l'équité salariale.

Une conception légale

L'équité ne doit être comprise comme un synonyme d'égalité. Par contre, opposer les concepts d'égalité et d'équité serait sans doute contre-productif compte tenu de leur nécessaire complémentarité. Pour Aristote, dans Éthique à Nicomaque, l'équité correspond à « une forme supérieure de justice rendue nécessaire par la généralité des lois qui doivent tenir compte des cas ordinaires et non de l'exception » (Saint-Arnaud, 1987, p. 161). L'hétérogénéité des situations empêche le législateur, aussi clairvoyant soit-il, de prévoir l'ensemble des possibles. Ainsi, l'égalité formelle ne permettrait pas d'instaurer une société où s'accomplirait l'idéal de justice.

En effet, alors que l'égalité oblige à juger et à traiter de manière égale ce qui est identique, obligation qui est d'ailleurs l'un des fondements de l'État de droit (Carré de Malberg, 2004), les situations ou les circonstances justifient parfois une prise en compte des cas d'exception à la règle générale, ce qui, par le fait même, introduit la considération d'équité. Ainsi que le résume le Protecteur du citoyen du Québec :

[...] dans une société démocratique, le principe d'égalité n'est pas synonyme d'uniformité. Il est inévitablement tempéré pour tenir compte des besoins de tous les citoyens, y compris ceux qui, de par leur condition ou leur situation se situent en dehors des règles établies. Cette égalité dans la différence se nomme l'équité (Protecteur du citoyen, 2004, p. 18).

Le Protecteur du citoyen poursuit : « [L'équité] renforce [la règle] en l'adaptant à des situations où le droit positif n'apporte pas de solution satisfaisante […] elle cherche à améliorer l'application de la norme » (Protecteur du citoyen, 2004, p. 20). Pour Jobin (2003), la prise en considération de l'équité en droit peut impliquer de :

  • modifier la règle générale afin de l'adapter à une situation particulière;
  • compléter la règle générale à l'aide de règles particulières;
  • laisser de côté la règle générale et la remplacer par une autre règle dans un cas particulier.

Pour le Protecteur du citoyen (2004), ceci signifie, en matière d'intervention en équité, les trois actions suivantes :

  • corriger le droit en apportant les modifications devenues nécessaires;
  • compléter le droit par la mise en œuvre des pouvoirs discrétionnaires des acteurs appropriés du système[1];
  • interpréter le droit en construisant un argumentaire basé sur la finalité de la loi (revenir à l'esprit de la règle ou tenter de comprendre les intentions du législateur).

L'équité, dans une perspective légale, insiste donc sur l'adaptation de la règle et, dans une perspective socioéconomique, pose comme enjeu principal la définition de ce que devrait être une société juste et les moyens à mettre en place afin de réaliser cette vision.

Une conception socioéconomique

La question de l'équité est une préoccupation centrale pour de nombreux chercheurs puisqu'elle les amène à s'interroger sur la manière dont devraient être réparties les ressources d'une société entre ses membres, ce qui implique, à un moment donné, un positionnement moral et politique. Les principaux auteurs qui se sont intéressés à la question de l'équité, notamment Rawls, Sen, Dworkin et Roemer, semblent s'entendre sur un certain nombre d'idées, dont deux paraissent particulièrement importantes : le bien-être final n'est pas le critère ultime pour juger du niveau d'équité du système social mis en place, et l'individu a une responsabilité quant à son bien-être (Banque mondiale, 2005). Ces points seront approfondis après une brève présentation du modèle de Rawls.

L'équité est au cœur du travail du philosophe politique John Rawls (2004) qui soutient que celle-ci doit se comprendre en fonction de trois principes intimement liés :

  • une garantie des libertés fondamentales pour tous, ce qui implique que chacun aura les mêmes droits et devoirs de base;
  • l'égalité des chances, c'est-à-dire que seul le mérite devrait distinguer les individus dans leurs possibilités de jouir des occasions offertes par une société;
  • les seules inégalités qui devraient être maintenues sont celles qui avantagent les plus défavorisées d'une société[2].

Le premier principe renvoie au concept d'égalité formelle alors que le troisième vise l'amélioration du sort de ceux qui en ont le plus besoin, en prenant tous les moyens jugés nécessaires, mais en évitant aussi de causer un tort excessif aux autres membres de la société. En vertu de ce troisième principe, une société pourrait mettre en place des dispositions particulières qui ne s'adresseraient qu'aux membres de certains groupes. Il y aurait donc différenciation de traitement.

Le deuxième principe de Rawls (2004), l'égalité des chances, conduit à s'interroger sur les facteurs de différenciation, autres que le mérite, entre les individus, mais également entre les groupes d'individus dans une société donnée. Dans toute société, de manière tacite ou explicite, certaines caractéristiques, qui n'entretiennent aucun lien direct avec le mérite des individus, sont plus valorisées que d'autres, créant ainsi des différences dans les probabilités, pour les individus, de pouvoir jouir des bienfaits qu'offre cette société (notamment au chapitre de l'éducation). Au-delà des normes juridiques, les acteurs d'une société auront à se prononcer sur le caractère juste ou non de ces facteurs de différenciation[3]; ceux-ci pourront être plus ou moins nombreux, varieront d'une société à une autre et évolueront dans le temps. Le sexe, l'origine ethnique ou nationale, l'orientation sexuelle ou encore l'origine socioéconomique[4],[5] en sont quelques exemples. Ce sentiment d'injustice associé aux facteurs de différenciation et l'observation de ses effets concrets sur les membres de la société en heurtent plusieurs dans leurs croyances en la dignité fondamentale et égale de tous et peuvent les interpeller dans leur désir de lutter contre la détresse tant matérielle qu'humaine (Duclos, 2006). Cette lutte pourrait entraîner, dans cette société, des modifications au système de distribution des possibilités et des ressources, renforçant l'aspect dynamique du modèle.

En tenant pour acquis qu'il est possible d'intervenir pour maîtriser l'impact des facteurs considérés comme injustes, caractéristiques des individus ou circonstances dans lesquelles ils se trouvent[6], des différences subsisteront toujours entre les individus, mais celles-ci pourront être attribuées à leur mérite, leur motivation, leurs talents et efforts, leurs préférences personnelles et enfin à leurs initiatives (Mason, 2006). Selon Rawls (2004, p. 71) :

Pour préciser l'idée d'une chance équitable, nous disons : à supposer qu'il existe une distribution des dons innés, ceux qui ont le même degré de talent et de capacité, ainsi que les mêmes perspectives de succès, quelle que soit leur classe d'origine, celle dans laquelle ils sont nés et ont grandi jusqu'à l'âge de la raison. Dans toutes les parties de la société, ceux qui sont doués et motivés de la même manière doivent avoir à peu près les mêmes perspectives d'éducation et de réussite.

Ainsi, l'équité ne semble pas évacuer le principe de responsabilité individuelle ni impliquer que le niveau de bien-être relatif final des individus puisse constituer une mesure du niveau d'équité dans une société. Les écarts dans la répartition des récompenses entre individus de même talent continueront d'exister, mais s'expliqueront par leurs choix et leurs erreurs (Greffe, 1997). Comme l'illustre Scharr, la valeur relative (niveau de prestige ou de rémunération) qu'une société attribue par exemple aux différentes formations que peuvent suivre les individus continuera d'exister, et dans la mesure où les individus ont une égalité de chances d'accéder à ces formations, comme le stipule le modèle de Rawls, la responsabilité des résultats de leurs choix individuels leur incombera complètement (Scharr, 1964).

Les politiques proactives en matière d'équité : deux exemples

L'intervention proactive en matière d'équité est cohérente avec la conception socioéconomique de l'équité, en ce sens qu'après avoir pris acte des différences marquées dans la société, entre les individus, qui ne peuvent s'expliquer par des facteurs justes de différenciation, l'État décide d'intervenir par le biais de politiques proactives visant une plus grande égalité entre les individus. L'intervention proactive oblige l'employeur, en l'absence de plaintes et à l'aide d'une méthodologie spécifique, à instaurer une plus grande égalité en milieu de travail pour s'assurer que certains facteurs de différenciation jugés injustes ne nuisent pas aux individus dans l'obtention d'emplois ou de niveau de rémunération juste (Chicha, 2000). Les deux principales politiques en matière d'équité sur le marché du travail sont l'équité en matière d'emploi[7] et l'équité salariale.

La Loi sur l'équité en matière d'emploi (L.C. 1995, chapitre 44, article 2) vise à :

[…] réaliser l'égalité en milieu de travail de façon que nul ne se voie refuser d'avantages ou de chances en matière d'emploi pour des motifs étrangers à sa compétence et, à cette fin, de corriger les désavantages subis, dans le domaine de l'emploi, par les femmes, les autochtones, les personnes handicapées et les personnes qui font partie des minorités visibles, conformément au principe selon lequel l'équité en matière d'emploi requiert, outre un traitement identique des personnes, des mesures spéciales et des aménagements adaptés aux différences.

Cette politique se base sur le postulat que des individus, en raison de leur appartenance à certains groupes, auraient vécu de manière plutôt généralisée, une situation de discrimination sur le marché du travail, dont les effets se font toujours sentir et qu'il semble douteux de croire que le simple passage du temps puisse en atténuer les conséquences. Cette situation rend légitime l'intervention proactive de l'État afin de permettre une plus grande égalité entre les individus (Dowd, 2009). L'objectif particulier de ces programmes est l'atteinte d'une égalité des résultats entre les groupes ciblés par l'intervention (par exemple les femmes ou les membres de minorités visibles) et le groupe de référence (Chicha, 2000). Pour parvenir à cet objectif, il est nécessaire de s'intéresser aux procédures, en analysant le système d'emploi de l'organisation pour, entre autres, éliminer les barrières pour les membres des groupes ciblés par l'intervention. Il est aussi essentiel d'examiner les résultats concrets (donc d'assurer un suivi quantitatif) pour démontrer une augmentation de la représentation des membres des groupes ciblés dans les occupations où ceux-ci étaient sous-représentés (Carter, 2006).

Au Québec, la Loi sur l'équité salariale (L.R.Q, chapitre E-12.001) a été adoptée afin de s'attaquer à la partie des écarts salariaux, entre hommes et femmes, qui ne peut s'expliquer par des caractéristiques de productivité, mais plutôt, par exemple, par le domaine d'étude, le type d'industrie, le fait de travailler à temps plein ou à temps partiel, etc. (Chicha, 2006), et qui semble être liée à la sous-estimation systémique de la valeur des emplois dits féminins (Commission de l'Équité salariale, 2006)[8]. La loi impose de procéder à une évaluation rigoureuse, exempte de biais sexistes, des catégories d'emplois présentes dans l'organisation afin d'en déterminer la valeur et de garantir que les emplois dits féminins reçoivent un salaire égal aux emplois masculins de même valeur. Dans le cas contraire, l'employeur a l'obligation de procéder aux ajustements salariaux qui s'imposent. Combattre la discrimination salariale fondée sur le sexe permet ainsi d'atteindre une plus grande égalité entre les travailleurs puisque ceux-ci ont l'assurance que leur rémunération est bel et bien établie en fonction de la valeur relative de la prestation de travail réalisée et non en fonction de facteurs de différenciations jugés injustes.

Bibliographie

Banque mondiale (2005). World Development Report 2006: Equity and Development, Washington D.C., Banque mondiale et Oxford University Press.

Carré de Malberg, R. (2004). « La distinction de l'État légal et de l'État de droit », dans Contribution à la théorie générale de l'État, tome 1, [1920], Paris, Sirey, p. 488-493, dans J. Chevalier (dir.) L'État de droit, collection problèmes politiques et sociaux, Paris, La documentation française.

Carter, J. (2003). Ethnicity, Exclusion and the Workplace, Houndmills, Palgrave Macmillan.

Chicha, M.-T. (2006). Analyse comparative de la mise en œuvre du droit à l'égalité de rémunération : modèles et impacts, Document de travail réalisé pour l'Organisation international du Travail, Genève.

Chicha, M.-T. (2000). « Les politiques d'égalité professionnelle et salariale au Québec : l'ambivalence du rôle de l'État québécois », Recherches féministes, vol. 14, no 1, p. 63-82.

Commission de l'équité salariale (2006). La Loi sur l'équité salariale : un acquis à maintenir. Rapport du ministre du Travail sur la mise en œuvre de la Loi sur l'équité salariale, www.ces.gouv.qc.ca/documents/publications/rapp-2006.pdf (page consultée en avril 2010).

Duclos, J. Y. (2006). « Liberté ou Égalité? », L'Actualité économique, vol. 82, no 4, p. 441-476.

Dowd, M.-A. (2009). « Les programmes d'accès à l'égalité : pourquoi sont-ils nécessaires et quelles sont les conditions de leur succès? », dans P. Eid (dir.) Pour une véritable intégration : droit au travail sans discrimination, Montréal et Québec, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse et Éditions Fides.

Frederickson, H. G. (2010). Social Equity and Public Administration: Origins, Development, and Applications, Armonk, M. E. Sharpe.

Greffe, X. (1997). Économie des politiques publiques, 2e éd., Paris, Éditions Dalloz.

Jobin, P.-G. (2003). « L'équité en droit des contrats », dans P.-C. Lafond (dir.) Mélanges Claude Masse : en quête de justice et d'équité, Cowansville, Éditions Yvon Blais.

Mason, A. (2006). Levelling the Playing Field: The Idea of Equal Opportunity and its Place in Egalitarian Thought, New York, Oxford University Press.

Ministère de la Justice (1995). Loi sur l'équité en matière d'emploi, article 2, http://laws-lois.justice.gc.ca/PDF/E-5.401.pdf (page consultée en avril 2010).

Protecteur du citoyen (2004). L'intervention en équi, www.protecteurducitoyen.qc.ca/fileadmin/medias/
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(page consultée en avril 2010).

Rawls, J. (2004). La justice comme équité : une reformulation de théorie de la justice, Montréal, Boréal.

Saint-Arnaud, J. (1984). « Les définitions aristotéliciennes de la justice : leurs rapports à la notion d'égalité », Philosophique, vol. 11, no 1, p. 157-173.


[1] À ce propos, l'administration publique, dans sa prestation de services aux citoyens, ne saurait faire l'économie d'une réflexion en équité; les pouvoirs discrétionnaires des fonctionnaires devraient servir entre autres, à respecter les impératifs d'équité. À ce sujet, voir Frederickson (2010).

[2] Rawls (2004) mentionne que l'optimum de justice sociale est atteint dans une société lorsque la situation des plus défavorisés est la meilleure qu'elle puisse être.

[3] Ce jugement social sur le caractère juste ou non peut complexifier l'intervention en équité : pour certains, le facteur semblera manifestement injuste alors que pour d'autres, il semblera tolérable, voire acceptable. Ainsi, la simple observation statistique des facteurs à la source des inégalités est, dans bien des cas, insuffisante pour décréter injuste un facteur de différenciation.

[4] Ces facteurs de différenciation considérés comme injustes correspondraient en partie aux motifs illicites de discrimination tels qu'ils sont énumérés à l'article 10 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. D'autres facteurs pourraient aussi être considérés, comme la zone géographique de résidence, la précarité d'emploi, l'accès plus difficile au système de justice ou à des écoles de qualité, etc. Voir à ce propos la Banque mondiale (2005).

[5] Il importe de rappeler que la création de la liste des facteurs injustes de différenciation est d'ordre politique : la manière dont une collectivité définit la justice sociale devient le résultat d'une série de choix à un moment donné de l'histoire (Duclos, 2006).

[6] Il semble souvent trop ambitieux de croire que l'on puisse contrôler ou neutraliser complètement la plupart de ces facteurs, aussi Mason indique-t-il que nous devrions tenter activement d'en mitiger les effets (Mason, 2006).

[7] Alors que le législateur canadien a retenu l'appellation « équité en matière d'emploi », au Québec, malgré les grandes similarités qui existent entre les deux politiques, le législateur a choisi la dénomination de « l'accès à l'égalité en emploi ». Dans ce dernier cas, même si le terme « équité » n'est pas utilisé, il revient tout de même à la finalité de l'équité, à savoir assurer une plus grande égalité réelle entre les individus membres d'une société.

[8] Dans les mots de la Commission de l'équité salariale : « La discrimination salariale systémique consiste en un traite­ment salarial inéquitable des femmes en tant que groupe social dont la valeur du travail est infériorisée en raison de préjugés intégrés dans les valeurs collectives de la société, dans les mœurs en général et plus précisément dans les systèmes d'évaluation et de rémunération des emplois, sans qu'il y ait mauvaise foi, volonté ou conscience d'agir injustement à leur égard » (Commission de l'équité salariale, 2006, p. 16).

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Reproduction
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Pour citer
Charest, É. (2012). « Équité », dans L. Côté et J.-F. Savard (dir.), Le Dictionnaire encyclopédique de l'administration publique, [en ligne], www.dictionnaire.enap.ca

Dépôt légal
Bibliothèque et Archives Canada, 2012 | ISBN 978-2-923008-70-7 (En ligne)

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